La Fée Verte. Souvenir d'une dépendance oubliée.

Vingt ans après

Aperçu et mémoire

Des leçons tirées de l’Intervision des Marolles

Dr Peter Van Breusegem

Bruxelles, vendredi 18 juillet 2014

Pieds sur terre

Il est dégrisant de constater que nous sommes déjà en route, dans le domaine du traitement de la toxicomanie, depuis plus de vingt ans. Cela invite à jeter un regard en arrière.

Que dire, de vingt ans d’expérience et de travail pour et avec une population qui pose des défis remarquables, mais qui est somme faite très attachante, et qui se voit confrontée à des problèmes importants, à la solution desquels nous espérons contribuer, mettant à disposition de ceux qui en ont besoin, un dispositif de soins, d’aide et de soutien, adapté à leur demande.

Parmi les outils dont nous disposons, disons-le d’ores et déjà, il en est un qui requiert une attention particulière. C’est le traitement d’entretien à la méthadone. Nous y revenons et nous verrons que cette méthode à sa place en médecine générale. Tout comme le médecin généraliste à sa place dans le réseau d’accueil et de soins des usagers de substances.

Nous avons eu l’idée de réunir et forcément résumer nos expériences par écrit, d’en faire un texte, et de le publier, afin de rendre compte d’un problème de société auquel nous apportons notre part de la solution.

Remerciements

Au groupe

Le groupe de l’Intervision des Marolles réunit divers acteurs du secteur de la santé, autour de  la réalité quotidienne de l’accueil et du traitement des usagers de la drogue.

La plupart des participants aux réunions mensuelles sont des médecins généralistes, exerçant leur métier dans le contexte de la ville, Bruxelles en l’occurrence. L’échange est ouvert aux pharmaciens, aux accueillants, infirmiers (m/f.) et tout autre intervenant qui désire partager ses lumières avec nous.

Les débats sont animés par deux superviseurs à la fois, détachés du centre Lama à cet effet. Nous avons bénéficié, et c’est le moment de le signaler avec une reconnaissance profonde,  de la présence et de lumières de plusieurs d’entre eux qui se sont succédés.

C’est avec émotion et gratitude que je pense à certains moments vécus ensemble autour de la table gracieusement mise à disposition par la Maison Médicale des Marolles.

Je tiens à remercier de tout cœur les superviseurs, les organisateurs, et tous les participants sans oublier ceux qui après une participation plus ou moins longue, nous ont quittés.

Un certain regard

Historique

Pendant vingt nous avons assisté à un groupe de rencontre pluridisciplinaire, celui de ‘l’Intervision des Marolles.’

Une fois par mois, sans compter Juillet et Août ; c’est dix fois par an deux heures. Vingt heures par an durant vingt ans. Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’est-ce que cela m’apporté ?

Beaucoup de choses, tant qu’il faudra mettre un peu d’ordre dans les idées, puisqu’on ne saurait traiter à la fois tous les sujets qui se disputent la préséance.

Commençons donc par le début et permettez que je me présente moi-même.

Quatre-vingts

Je suis médecin généraliste à Bruxelles depuis ma promotion en 1981 à la KU Leuven. Je suis donc assez vieux pour me souvenir des années quatre-vingts et de l’attitude qui prévalait à cette époque, vis-à-vis de la toxicomanie.

On ne parlait pas encore des usagers de la drogue à cette époque, mais de toxicomanes, et force est de constater que c’était une population mal vue, autant par la population générale que par les médecins et autres intervenants du secteur de la santé.

Malheur à celui par qui le scandale arrive. Dès nos études nous étions avertis des pièges tendues de la part des toxicomanes caricaturés comme manipulateurs, menteurs et tricheurs, prêts à tout pour nous extorquer des ordonnances ou des substances dont ils sont avides.

Désapprobation

Opprobre

L’opprobre qui pesait sur eux était encore plus important qu’aujourd’hui, et nous étions complètement dépourvus pour les aider. Il y avait les tentatives de sevrage, et il y avait une multitude de calmants de tout genre, qu’on proposait en essayant de remplacer une toxicomanie aux substances illicites, par une dépendance aux drogues autorisées, comme les benzodiazépines, les médicaments dérivés du Valium.

La mésentente était totale entre celui ou celle qui demandait au médecin, ce que ce dernier ne pouvait donner, ce qui l’amenait à proposer quelque chose en retour dont le toxicomane ne voulait pas, que ce soit des médicaments ou la psychothérapie. Rien ne prit, rien ne valut malgré des efforts considérables consacrés à l’écoute et les soins nécessaires.

Répression

On n’avait rien à proposer aux toxicomanes et nous voyions leur misère déplorable d’un œil las. C’était l’époque des procès contre certains médecins qui osaient braver l’interdiction de prescription des morphiniques, qui entravait le traitement d’entretien de l’assuétude à l’héroïne. On lisait dans les journaux que certains étaient condamnés à des peines de prison.

Cela explique un climat de tabou qui menait tout droit à l’exclusion. Les médecins généralistes de notre connaissance évitaient, dans la mesure du possible, tout contact avec les toxicomanes, en se déclarant incompétent à s’occuper d’un problème clinique si important et difficile à traiter.

Crux medicorum

Le toxicomane était la bête noire de la médecine, tout en constituant une population exposée à une multitude de risques : surdosage, abcès, hépatites, bronchopneumonies, violence, absentéisme, prison. Nous étions ébahis par la multitude des risques et dangers auxquels ils exposaient leur état de santé.

Consensus

Début années nonante nous avons remarqué un changement d’opinion.

En 1993 je repris un cabinet médical situé au centre de Bruxelles, dans le pentagone. Je découvris une population de toxicomanes qu’on pourrait qualifier de ‘sauvages,’ au point de poser un péril de sécurité et de se montrer menaçant.

Je fis de l’ordre et je me mis à la recherche du savoir et des connaissances disponibles en la matière. C’est comme cela que j’ai découvert en 1994 le groupe de l’Intervision des Marolles qui subvint à mes besoins, ressentis comme urgents et préoccupants à l’époque, de formation et de soutien en la matière.

En 1994 parut ce qu’on appelait le « Consensus Santkin. » Je me souviens d’une sensation de soulagement profond quand je l’appris. C’est la première fois qu’en Belgique un collectif de savants réunis à la demande du ministre de la santé publique, du nom de Jacques Santkin, reconnut l’importance et l’utilité du traitement de l’héroïnomanie par substitution à la méthadone.

Vis-à-vis

Entretien

C’est dans ce climat particulier que j’ai commencé à prescrire la méthadone en traitement de substitution à visée d’entretien.

Je ne l’ai jamais regretté, bien au contraire. Je me suis formé sur le tas, la littérature scientifique aidant, mais c’est surtout l’Intervision qui m’a offert l’appui nécessaire pour accomplir la tâche que j’avais acceptée. J’ai pu me renseigner, apprendre à gérer la méthodologie, et mettre en application les compétences acquises.

Mon engouement était d’autant plus grand,  du moment que je constatais, émerveillé, les résultats spectaculaires dans certains cas, et les progrès réalisés dans une multitude de domaines : santé, qualité de vie, autonomie, insertion sociale, emploi, famille etc. des patients traités.

Relation

Le fait d’établir une relation de confiance au rythme des entretiens permet d’apporter le regard du médecin aux problèmes multiples, qui ne manquent pas de faire surface au moment que l’usager commence à faire de l’ordre dans sa vie dissolue.

C’est là qu’on voit tout surgir qui restait escamoté sous la chape de la drogue. Une fois la dalle levée et retournée, on voit les dégâts et on peut faire l’état de lieu de tout ce qu’il y a à faire, tant dans le domaine médical que psychosocial.

On peut enfin s’occuper de tous les autres problèmes, le besoin pressant de se procurer un produit narcotique étant mis de côté.

Transformation

Métamorphose

Le toxicomane sauvage et farouche de naguère se transformait bon nombre de fois en patient fidèle et assidu.

C’était une métamorphose pleine de merveilles par rapport à l’époque précitée. C’était une nouvelle lumière qui vit le jour. On pouvait faire quelque chose pour eux ! Le bénéfice thérapeutique est tel que je ne pouvais pas m’imaginer qu’on puisse refuser le procédé à ceux qui en ont besoin.

Mon témoin à décharge c’est les mères des patients traités. Je me souviens de plus d’une entre elles ayant tenu à exprimer leur reconnaissance concernant les effets de la thérapie. C’est le moment de rappeler que le client est un individu entouré d’un microcosme et qu’il convient de considérer chaque personne en relation avec son environnement.

On oublie souvent, malgré la médiatisation de la drogue, la souffrance de l’environnement du toxicomane à la phase aigüe avant d’en arriver à être traité convenablement.

La relation thérapeutique requiert une base non biaisée par les préjugés, les a priori et les présomptions défavorables. Cela passe par les mots qu’on utilise qu’il convient de choisir correctement.

Le médecin a une double responsabilité, celle qu’il prend sur lui en prenant en charge le traitement de l’individu qui se présente, mais aussi celle qu’il a envers la société qui s’est dotée de lois particulières, et à travers tout ça, envers le public qui s’inquiète.

Psychiatrie

Double diagnostic

En tant que population, les usagers de substances, présentent bien plus fréquemment que la moyenne, toutes sortes d’affections psychopathologiques de longue durée, allant de la personnalité bipolaire jusqu’à la schizophrénie, en passant par des tableaux comme borderline, histrionique, et j’en passe.

Pas tous, pas tout le temps. Je ne voudrais pas engendrer un nouveau préjugé. Bien souvent nous parlons de gens courageux et équilibrés dont la pharmacodépendance est le tendon d’Achille. N’empêche qu’au niveau de la population des usagers traités, mêmes dépourvus de diagnostics psychiatriques, l’occurrence d’épisodes anxio-dépressifs est plus élevée, ainsi que le risque d’être victime d’un acte violent ou de commettre une tentative de suicide.

Bien souvent il s’agit en réalité, des personnalités fragiles, vulnérables et, sensibles. Bon nombre a du mal à se manifester dans la course à la productivité de notre société darwinienne et de s’affirmer comme personne autonome et indépendante contre vents et marées.

Pour toutes ses raisons et sans faire du tort aux usagers sans histoires qui existent aussi, je pense qu’il est important de bien réfléchir avant d’agir. Qui ne partage mon sentiment que l’accueil, les soins et le traitement des usagers de substances à Bruxelles aujourd’hui, comme ailleurs et dans le passé, ne répondent pas toujours aux critères souhaités en matière de la qualité, l’accès et le coût des soins, tant du point de vue de l’individu que de celui de la sécurité sociale.

Tout près

Proximité

La gageure est de démontrer les avantages, ainsi que les limites, de l’approche de premier échelon que nous représentons.

Il n’y a aucun doute que la prise en charge des usagers de la drogue par leur médecin traitant ou leur maison médicale ouvre l’accès à un éventail élargi de soins auxiliaires. Comparé aux charges des structures hospitalières ou policliniques le coût de la médecine générale et la pharmacie combinée est modique.

Meilleurs soins pour moins d’argent, c’est ça le pari. Nous y arrivons tout simplement en faisant ce que nous faisons depuis vingt ans : prêter l’oreille. Ecouter les récits de nos patients et essayer de les comprendre sans vouloir tout de suite les changer.

La relation de confiance est comme un fleuve qui trouve sa source dans cette attitude primordiale d’acceptation, de respect, de réciprocité. Ce qui rime avec proximité. La médecine la plus simple, près de chez vous. Sans technologie, au rez-de-chaussée et de bas seuil.

Médecine générale

Soins primaires

En principe nous sommes tous des professionnels quoique de plusieurs disciplines, toutes orientées sur les soins de proximité et dépendant d’aucun hôpital.

Parmi les soins de santé primaires le médecin généraliste (MG) est la cheville ouvrière, au même niveau que le pharmacien qui joue un rôle primordial, ainsi que tous les autres intervenants, qui constituent ensemble le réseau de soins qui va assurer la prise en charge de l’usager.

C’est un secret de polichinelle, peut-être trop bien gardé, que le MG, avec le pharmacien, à Bruxelles depuis au moins vingt ans, l’époque qui nous intéresse pour ce livre, assure une grande partie du travail qui consiste à prendre soin de nos usagers de substances, y compris la distribution dans les normes légales, de produits pharmaceutiques soumis à un contrôle particulier.

Ce travail s’est organisé sur terrain sur les chapeaux des roues, de façon organique. De ma mémoire les initiatives de régulation des soins pris par les autorités ont souvent été annoncées mais jamais réalisées. 

 

Autant que quiconque

Mieux faire

Les idées reçues dans la matière, les passions soulevées par le débat, les angoisses d’une société inquiétée par des types de comportement qui nous interrogent, tout cela perturbe le climat. Ce n’est pas de nature à permettre une vue claire et dépouillée du terrain, en termes tactiques, et à définir une conduite à tenir en termes stratégiques.

C’est nous, les fantassins de médecine qui prenons en charge une population qui présente plus ce que sa part en matière de souffrance et de risques dans le domaine de la santé. Il s’agit d’au moins quelques milliers d’usagers durs pour Bruxelles, à multiplier par dizaines pour tous les autres concernés par l’alcool, les calmants et somnifères, les antalgiques.

Notre thèse est que l’accueil, les soins et la thérapie du phénomène de l’assuétude, ici comme ailleurs, sont susceptibles d’amélioration et que la narration de notre petite expérience pourrait servir de guide dans un terrain semé de préjugés, d’a priori, de conceptions erronées.

Autant que quiconque, l’usager de substances fait appel à nos compétences, notre écoute et notre soutien. En tant que médecin qui dans la mesure du possible prend soin d’eux, après vingt ans de travail dans le domaine, je pense avoir le droit de formuler quelques souhaits, pour conclure.

Ce que je voudrais

Recommendations

Que l’enseignement des étudiants en médecine de base, la formation de candidats médecins généralistes, les stages, la formation continue comprennent une meilleure connaissance de la problématique, et favorisent le développement des compétences nécessaires en matière de soins pour usagers.

Qu’un changement de la mentalité qui reste bien souvent encore celle du siècle passé puisse s’opérer afin d’éviter l’exclusion de l’usager.

Que nous puissions trouver le moyen pour transférer l’expérience de notre génération à la nouvelle, afin de préserver l’accès aux soins, leur qualité, à prix modique, tout le modèle que nous avons construit et maintenu, qui se voit menacé, peut-être.

Que le traitement de l’héroïnomanie soit rapide et efficace, sans atermoiements au début, que l’accueil soit à seuil bas, que la prise en charge soit inclusive et ouverte à tous, ouvrant l’accès à un éventail varié de soins et services, grâce à la collaboration en réseau, ce qui est la meilleure garantie de l’approche globale et intégrale.

Que la médecine générale en tant que corps de métier, tout comme les autres secteurs, ne se dérobe pas à sa responsabilité de prendre en charge une population à risque et présentant un besoin accru en soins préventifs et curatifs.

Que le médecin généraliste, à la règle générale, puisse être formé et capable de prendre en charge les usagers issus des familles qu’il soigne.

Que le modèle de l’Intervision soit maintenu et répandu comme une des meilleures méthodes à partager les lumières en matière de traitement des assuétudes.

Que la médecine générale soit bon marché, facile d’accès, abordable, rapide et efficace, de haute qualité et répondant aux exigences contemporaines, pour tous et pour les usagers de substances, autant que quiconque.