Autant que quiconque

Boy George qu’on connait depuis Culture Club, n’a pas recours au démenti.

Le toxicomane est-il, ou peut-il espérer être un patient/malade comme tous les autres ?

L’idée nous est présentée comme titre provisoire du travail commun que nous entreprenons, en vue de rédiger et de publier un aperçu de l’accueil des toxicomanes en médecine générale.

Reprenons la phrase proposée dans son ensemble, parce qu’ici c’est une phrase, donc une affirmation, et pas une question : « Un toxicomane est un patient / un malade comme un autre » suivi, marqué en rouge, d’une exclamation, légèrement différente : « Le toxicomane : un patient unique, comme tous les autres ! »

Commençons par la première version, en tant que titre :

« Un toxicomane est un patient / un malade comme un autre »

C’est une proposition qui m’interroge et qui me nargue.

Avant de soumettre le résumé de mes idées, que j’espère utiles quant au fond, je voudrais traiter quelques aspects de cette interrogation, plutôt en marge de la discussion, mais que je trouve pertinents à propos du sujet qui nous occupe ici.

Toxicomane

De prime abord, le mot ‘toxicomane’ pose problème.

C’est un vocable plutôt vilain, qui réunit les éléments ‘toxique’ et ‘manie.’ Le premier est un poison et la dernière une folie. Cela n’a rien d’attirant, tout en cachant une série de jugements de valeur. C’est un terme, tout compte fait, qui résume le regard désapprobateur que nous portons, en tant que majorité de la société, mais aussi en tant que corps de métier médical, sur l’abus des substances psychotropes.

‘Toxico’ suppose qu’il y a la recherche de substances toxiques, ce qui revient à vouloir s’empoisonner volontairement et consciemment, suite à une manie, une maladie mentale, soit une obsession maladive de se procurer le produit recherché. C’est réduire l’usager à l’usage, qualifié d’abus.

Nous connaissons tous les images à la télévision de drogués tels qu’ils figurent dans les séries populaires : des sujets imprévisibles et dignes de peu de confiance, prêts à tout en vue d’obtenir ce dont ils prétendent avoir besoin. Par leur comportement, ils transgressent un interdit, ils jouent de leur vie et ils mènent une vie périlleuse en recherchant de modifier les mécanismes  de leur esprit, par la consommation de substances fournies par les milieux criminels.

Le toxicomane, au pied de la lettre, est donc un maniaque, animé par une appétence incontrôlable d’une substance malfaisante. C’est un mot qui résume d’entrée de jeu tous les préjugés de l’opinion publique et médicale à son égard.

Malheur

Malheur à celui par qui le scandale arrive.

Voilà la caricature, qui ne rend pas justice à la réalité infiniment plus complexe de ceux dont on parle de façon plus neutre en disant : « usager ». Usager de substances, licites ou illicites. C’est moins blessant et plus inclusif, donc préférable, permettant d’aborder le sujet sans apporter d’emblée un jugement, voire une condamnation.

Le toxicomane est parfois décrit comme le héraut d’un malaise de société, le témoin de notre mal-vivre, l’enfant-symptôme d’une pathologie mentale collective, et en même temps le canari des mines, signalant par son décès la montée de grisou.

Il est un fusible, un rejeté, un méfié. Il est un malheureux, un maladroit, ou un mal ajusté. Il est à plaindre ou à accuser, face à l’opprobre général qui règne souverain. Le mot est tout un programme.

Trêve de tout ça. Changeons de terme. Remettons la phrase à l’endroit. Ne parlons plus de toxicomanes mais d’usagers. C’est le terme que je préfère, usager tout court. Ou bien ‘usager de substances’ si on veut tout dire.

Plus neutre et sans relent de reproche, le terme ‘usager’ convient mieux. Ce premier problème écarté nous reformulons donc la constation :

L’usager est un patient/malade comme les autres.

Le deuxième problème à résoudre c’est de trancher cette hésitation entre patient et malade qui est visible dans le titre à l’endroit de la barre oblique.

Soins

Barre oblique

Le choix proposé entre patient et malade nous amène de plain-pied dans le domaine de la médecine et des soins de santé. Cela convient parfaitement puisque nous comptons traiter de l’accueil et de la thérapie des usagers en médecine générale.

S’il faut choisir entre patient et malade, il est hors doute que le mot ‘patient’ est de loin préférable, et que le mot ‘malade’ est à rejeter, autant que le mot ‘toxicomane,’ ou ‘toxicodépendant,’ ou encore ‘drogué,’ parce que c’est des mots qui véhiculent d’innombrables préjugés, présuppositions ou présomptions.

On aurait pu dire : une personne comme les autres, ce qui aurait été très bien. Ou encore choisir ‘client’, un mot qui sent un peu moins le médicalisé. Mais gardons ‘patient’ ce qui renvoie à la souffrance, la passion ou la patience.

L’usager devient un patient du moment qu’il franchit, en principe par sa propre décision, le seuil de notre cabinet. C’est lui ou elle qui nous choisit. Il nous voit dans un cadre bien défini qui est celui de la médecine générale.

Malade

C’est le patient qui demande, et c’est le médecin qui fournit ses compétences, son écoute et son aide.

Etre malade suppose qu’on présente un défaut, une condition indésirable, ou un germe qui porte atteinte au bien-être physique et psychologique de l’individu.

La maladie est une affection dont il convient de se libérer en faisant appel à un traitement qui, à défaut d’une guérison, peut apporter un soulagement.

En tant que médecin nous proposons un traitement que nous voulons conforme aux exigences et normes établis par la littérature scientifique et le cadre légal qui existent dans la matière.

Si nous ne pouvons apporter une cure qui se solde par une guérison, il s’agira de proposer les soins nécessaires à rendre la situation soutenable.

 

Patient

La barre oblique éliminée nous retenons :

L’usager est un patient comme les autres.

Le mot ‘patient’ convient d’autant mieux, parce qu’il suppose un interlocuteur privilégié, notamment le médecin.

Cela nous amène d’ores et déjà au cœur de l’exposé que nous voulons tenir : que le traitement d’entretien, dit de substitution ; ne se résume pas au moyen choisi, et que son succès dépend de la qualité de la relation thérapeutique.

Colloque singulier

Dire que le demandeur est un patient convient bien au sujet qui nous préoccupe, c’est-à-dire l’accueil des usagers en médecine générale.

Qualifier l’usager de ‘patient’ suppose l’existence de son complément : le médecin, qu’on espère prêt à l’écouter. Tout le travail qu’on fera ensemble, repose sur la qualité de la relation qui existe entre les deux, entre patient et médecin.

Ce colloque constitue une relation qui est censée être thérapeutique par définition. Cela n’a rien d’évident et le terrain n’est pas dépourvu de pièges. Toute relation thérapeutique suppose un transfert et un contre-transfert, en termes psychanalytiques. Le résultat en est à chaque fois, unique. Et parfois surprenant.

Rapport

Ceci étant dit, il convient de reconnaitre que le mot ‘patient’ n’est pas exempt de présuppositions. Dire que le demandeur est un patient pourrait être aussi reçu comme une réduction.

Force est de constater qu’entre médecin et patient les cartes ne sont pas distribuées de façon égale. Il y a un rapport de forces. Le patient occupe une position de faiblesse, de défaut et de manque.

Le médecin possède le savoir, le pouvoir et la plume, celle qui est en mesure de rédiger l’ordonnance recherchée. L’inégalité fondamentale crée une tension qui sera résolue par l’empathie

Avant et après d’être un patient, celui ou celle qui fait appel à nous est une personne humaine, un individu avec toutes ses ressources et ses limitations. Au départ, l’usager est souvent une personne humaine en détresse.

En tant que médecin, et c’est de ce point de vue que j’écris, l’usager qui vient me voir, c’est l’autre par excellence, celui dont la demande justifie ma démarche, puisqu’il fait appel à mes compétences et à ma solidarité. Par-là, il me permet d’être le médecin pour lui.

Il est l’autre, mais je suis aussi l’autre pour lui. Cette interaction se joue dans un cadre qui est celui des soins de la santé, dans un tête-à-tête confidentiel qui est réciproque et privilégié.

Je est un autre

Cela change quand on affirme :

L’usager est un patient comme les autres.

L’introduction des autres dans l’équation change la donne. Cela devient un triangle ce qui multiplie le nombre de rapports.

On s’apercevra que l’usager, et certes dans son avatar de ‘toxicomane,’ est l’autre des autres. Il peut être, ou devenir ‘comme’ les autres, mais il ne fera jamais partie des autres.

Tout ce que nous pouvons apporter c’est de le traiter comme les autres. Comme qui dirait les diabétiques, les asthmatiques ou encore les rhumatisants.

Les autres

D’abord, c’est qui les autres ?

A l’opposé des usagers, les autres, c’est forcément tous ceux qui ne nous dictent pas a priori la substance à prescrire. C’est bien simple, c’est les gens ‘normaux,’ ce qui en l’occurrence veut dire, qu’ils ne consomment pas des substances illicites, ou du moins n’en demandent pas la substitution par le médecin et le pharmacien réunis.

Une chose est normale, légale et accepté, est l’autre ne l’est pas. C’est finalement ça, la norme : « un état habituellement répandu, moyen, considéré le plus souvent comme une règle à suivre. » (wiki)

Affirmer que l’usager est ‘comme’ les autres, invoque de façon implicite, le contraire. On ne l’aurait pas déclaré s’il n’y avait au départ la crainte, que l’usager ne soit aucunement un patient comme les autres, et en même temps la conviction qu’il faudrait qu’il le soit.

C’est cela, je pense, l’intention de la phrase, qui est évidemment imbue de bonne volonté et perspicace quant au but à atteindre.

Intention

Réception

La bonne intention ne garantit pas la bonne réception.

Qui poserait la question de savoir si un malade qui présente une grippe ou une infection urinaire est un malade comme les autres ? Le fait qu’on se voit invité à poser une telle question soulève une suspicion que la réponse pourrait s’avérer négative. Celui qui dit : « l’usager est un patient comme les autres » se démentit sur le champ.

Le fait de le dire revient à constater qu’il existe un doute, déplorable peut-être mais bien réel.

Ce qui fait que le toxicomane n’est pas un patient comme les autres, c’est exactement ce doute qui pèse sur lui. Ou elle. C’est une suspicion qui vient des autres. Ceux qui ne sont pas des toxicomanes, ou qui agissent comme si ils ne l’étaient pas.

Le problème n’est donc pas tellement le toxicomane, mais les autres. Qui ne supportent pas la rencontre avec cet autre qui nous inspire la crainte, la méfiance, tout au plus la pitié. La drogue est un phénomène de société qui suscite les passions de ceux qui n’en prennent pas.

Ce qui rend les usagers pas comme les autres c’est avant tout le préjugé qu’ils rencontrent un peu partout dans le monde, que ce soit dans leur réalité quotidienne, ou quand ils s’en vont chercher de l’aide ou des soins.

Cela a à voir avec un certain a priori qui règne autant dans la société dans sa largeur que dans le microcosme médical duquel nous faisons partie.

Conclusions

Le médecin prescripteur doit concilier la demande de substances soi-disant illicites, aux exigences de la société légale.

A l’instar de tous les autres pays, la Belgique s’est pourvue d’une loi bientôt centenaire concernant les stupéfiants, et un arrêté royal en matière de traitements de substitution.

Ce cadre légal bien particulier représente, d’une certaine façon, le regard des ‘autres,’ qui plane de manière invisible, au-dessus de l’interaction entre patient et médecin

Ce qui distingue les soins pour usagers : qu’il y a des exigences médicolégales à satisfaire. Un peu comme le diabétique qui devient un malade pas comme les autres, dès le moment que nous voyons actuellement des règlements apparaitre tout à fait particuliers pour cette catégorie de malades.

Ce qui les distingue peut-être aussi, c’est le rapport qu’on a avec ceux qui nous fréquentent depuis de multiples années. Ceux que nous accompagnons à travers les tribulations de leur vie

Les usagers que je soigne sont pour un certain nombre entre eux les patients les plus fidèles, les plus assidus et les plus respectueux que nous connaissons.

Il n’existe pas un autre exemple d’une catégorie de patients qui nous consulte si fréquemment et durant autant d’années.  On traverse avec eux les bonnes périodes comme les mauvaises et on vieillit ensemble. Il s’est installé avec chacun un climat de confiance et de respect mutuel qui permet de s’entendre. Au point de vouloir parfois que les autres soient un peu comme les usagers.

Autant que quiconque

L’usager n’est pas un patient comme les autres, mais il vaut autant que quiconque.

C’est comme ça que je vois le titre. Pas ‘comme’ mais ‘autant’, et pas ‘les autres’ mais ‘quiconque.’ Cela fait une impression tout à fait différente.